Par Mustapha Kamel Nebli
La Tunisie est bloquée. Cela semble être reconnu et accepté par tous. Mais les avis diffèrent quant aux causes et explications de ce blocage. On peut chercher ces causes en allant vers le passé lointain ou bien en regardant les évolutions récentes. On peut chercher les causes « culturelles », politiques, sociales ou économiques. Les débats sont interminables et confus.
Le pays s’est embourbé dans des débats qui ont été entamés il y a plus d’un siècle, quant au projet politique et social de l’islam politique, ou bien le projet nationaliste arabe qui étaient des avatars de la Première Guerre Mondiale. Il y a aussi le débat opposant socialisme et capitalisme, ou le débat opposant ouverture et globalisation d’un côté et « souverainisme » et protection de l’autre. Ce qui caractérise ces débats c’est qu’ils sont tournés vers les problèmes du passé. Ils nous hantent encore ! Certes ces problèmes continuent à être pertinents à bien des égards, et doivent être confrontés. Entre-temps, alors que la politique et même les débats intellectuels en Tunisie continuent à se référer au passé avec ses problèmes, ses méthodes et ses expériences, le monde a changé et nous sommes sur le point de voir des changements encore plus profonds.
Un monde nouveau est en train de voir le jour sous nos yeux, mais la Tunisie tourne le dos à ce monde. Une première mutation profonde, celle du « digital » et des « données » a déjà commencé à façonner les interactions sociales, la vie politique, les média, l’organisation des chaînes de valeur mondiales, les méthodes de production et d’échange, les institutions de financement, les modes de transport et l’organisation des loisirs. Tous les domaines sont touchés et vont l’être encore plus. La transformation digitale est en train de changer le monde tel que nous le connaissons par des technologies comme les réseaux d’internet et de communications en digital, le commerce électronique, le monde des robots, la finance digitale, l’impression en 3D, le blockchain, l’intelligence artificielle, la « big data » et le « cloud computing », le « machine learning », les véhicules autonomes, ou encore l’internet des objets. D’autres développements technologiques vont s’ajouter et modifier encore plus les perspectives mondiales et humaines comme ceux relatifs à la biotechnologie, les innovations dans le domaine des matériaux ou de la « nanotechnologie ».
La deuxième mutation est celle de l’environnement et de l’écologie qui questionne la place et le rôle de l’homme quant à l’utilisation des ressources naturelles disponibles. Les perspectives et la réalité du changement climatique modifient le contexte et les paramètres de notre relation avec la nature en tant qu’utilisateurs d’énergie et de matériaux. Mais les changements vont bien au-delà et remettent en cause les modèles de consommation, de création de richesse et le rôle de la croissance économique.
Il y a enfin les changements dans l’organisation sociale au niveau des relations personnelles, familiales, des groupes sociaux, des villes, des nations et même du monde. La verticalité est remise en cause, la participation est invoquée. Les méthodes d’interaction et de gestion des affaires publiques sont à réinventer. Un nouvel équilibre entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif est à définir à la lumière des mutations technologiques et de la généralisation de l’accès aussi bien à l’information qu’à la désinformation.
Ce ne sont pas les débats stériles sur un « nouveau modèle de développement » ou de la séparation entre Etat et religion qui vont nous permettre d’ouvrir nos perspectives vers l’avenir. Ce dont nous avons besoin ce sont des réflexions sur la manière dont la Tunisie pourra s’insérer dans ce nouveau monde en mutation continue et comment elle pourra prospérer. Comment allons-nous adapter nos activités économiques et en particulier industrielles à la digitalisation rampante dans tous les domaines ? Quelles occupations pour employer nos travailleurs ? Quelle sera l’organisation du travail dans le futur ? Quel futur pour la notion de « travail » elle-même ? Quel système éducatif nous permettra de réaliser cette transformation ? Quel est le rôle de l’information, des « données » ou « data », et de «l’intangible » dans la création des richesses ? Comment se crée cette richesse et comment elle est appropriée ? Comment se positionner pour pouvoir s’approprier une partie de ces richesses ?
Comment le changement climatique va altérer notre environnement, nos disponibilités en eau, notre géographie hydrique ? Quelles implications pour notre agriculture et pour nos méthodes culturales ? Quels seront les effets de l’élévation du niveau de la mer sur nos côtes et sur nos zones urbaines ? Quels effets sur l’urbanisation future ? Quels effets de la généralisation de la conscience « écologique » sur les habitudes alimentaires et de consommation ?
Comment adapter la démocratie à nos conditions spécifiques ? Comment penser des relations sociales, familiales, locales ou de travail pour qu’elles soient basées sur l’horizontalité et la participation ? Comment concilier un renforcement des droits et de l’intérêt individuels à la nécessité de protéger ceux de la collectivité ?
Ce ne sont que quelques-unes des questions fondamentales qui se posent à nous. Transformation digitale et changement technologique rapides, changements politiques et sociaux permanents, font que de nouveaux problèmes vont émerger et de nouveaux défis vont se poser. Le pays sera appelé à y faire face. Ce qui est essentiel et primordial pour la Tunisie est d’adopter une perspective tournée vers l’avenir, celle d’un pays qui s’insère et s’adapte à ces changements.
Les débats sur les causes du succès ou de l’échec du développement des dernières décennies sont complexes et souvent non-concluants. Mais une constante s’impose : les pays qui ont réalisé les plus grands succès en matière de croissance et de développement sont les pays qui ont été résolument tournés vers l’avenir. Ces pays ont eu une attitude positive vers l’avenir, imprégnée d’optimisme et d’engagement fort. Ils embrassent le changement, ils encouragent l’innovation et adoptent le pragmatisme. C’est dans la psychologie sociale et collective que l’on cherche les raisons du succès ou les causes de l’échec. L’optimisme généralisé dans la société et la projection vers un avenir meilleur a caractérisé les expériences réussies comme l’Angleterre depuis le début du 19ème Siècle, l’Amérique ou l’Allemagne à la fin du 19ème Siècle, le Japon à la fin du 19ème siècle et après la Seconde Guerre Mondiale, la Corée du Sud ou Taiwan pendant les années 1970, la Chine pendant les années 1980 et 1990, et plus récemment le Vietnam ou le Bangladesh. Mais cela a été aussi le cas pour les pays qui ont décidé de se joindre à l’Union Européenne, comme le Portugal et l’Espagne pendant les années 1980 et les pays d’Europe Centrale et Orientale dans les années 1990. Au-delà des politiques spécifiques relatives au commerce, à l’industrie, à l’investissement, au taux de change et des politiques budgétaires et monétaires, c’est cette attitude qui a été la plus fondamentale et la plus déterminante.
Cette attitude a été aussi un facteur déterminant en Tunisie pendant les années 1960 et 1970. Au-delà des choix et des débats sur les politiques spécifiques, l’attitude de la Tunisie et des Tunisiens était optimiste et orientée vers l’avenir pendant cette période. Le citoyen voulait investir dans l’éducation de ses enfants, dans son logement, dans son entreprise prévoyant un avenir meilleur et adoptant une perspective positive. Cette attitude a commencé à se dissiper dans les années 1980, et encore plus dans les années 2000. Elle s’est dissipée encore plus depuis la révolution, le pays s’étant embourbé dans les débats stériles, orientés vers le passé. Le citoyen a perdu confiance dans l’Etat, dans les institutions et dans l’avenir. L’indicateur le plus frappant à ce propos est la chute vertigineuse du taux d’épargne en Tunisie de 22-23% du PIB avant 2010 à 7-8% récemment. On épargne lorsqu’on a confiance dans l’avenir et que l’on anticipe que le rendement de cette épargne sera satisfaisant. Autrement on épargne peu et on privilégie la consommation. A titre d’exemple le taux d’épargne aujourd’hui est de l’ordre de 44-50% du PIB en Chine, 34-35% en Corée du Sud, de 34-38% au Bangladesh et 30-35% en Inde.
Mais que faire ? Comment peut-on changer ces attitudes et inciter les Tunisiens à adopter une vision plus orientée vers le futur et plus positive en vue d’un véritable changement ? La Tunisie n’est pas condamnée à la stagnation ni à être figée dans le passéisme. Elle a su regarder vers le futur et adopter une attitude optimiste après l’indépendance. Même aujourd’hui ses jeunes font preuve d’un optimisme et de dynamisme qui n’ont rien à envier aux asiatiques. On le constate avec l’extraordinaire développement du monde des start-ups et de l’économie digitale. Ils dominent avec succès et enthousiasme le monde de l’intelligence artificielle, du « blockchain », de la fintech, ou du commerce électronique.
Dans l’ensemble, on peut dire que bien que dans la situation actuelle au niveau de l’Etat, des institutions, de la société civile, et de la population en général, il existe une dominance des attitudes négatives et passéistes, des changements peuvent néanmoins, être réalisés assez rapidement. Cela est certes difficile, mais il faut amorcer ces changements et engager ce processus. Pour cela nous avançons deux propositions.
La première, consiste à créer une institution d’analyse et de réflexion, une sorte de « think tank », qui traite exclusivement de ces questions stratégiques. Une telle institution doit être constituée par un partenariat public-privé pour qu’elle puisse fonctionner de manière flexible et dynamique, attirer les compétences tout en se focalisant sur l’intérêt public et sur le long terme. Elle doit éviter aussi bien la sclérose des institutions publiques que les dérives des institutions de la société civile dépendantes de financements extérieurs et d’agendas étriqués. Elle doit être multidisciplinaire intégrant les diverses disciplines pertinentes selon le sujet, embrassant les sciences de la nature, les sciences de l’information, les humanités et les sciences sociales, ainsi que d’autres domaines de la connaissance. Son rôle principal serait de penser l’insertion de la Tunisie dans le monde de demain et d’aider à la réaliser par la force de l’analyse, de la proposition et de la détermination.
La deuxième proposition est d’ordre plus politique, car un tel changement ne peut être en fin de compte que porté par des leaders politiques visionnaires. Un mouvement politique porté par de jeunes leaders doit être lancé pour porter une telle vision et mobiliser une population qui s’est laissée entraîner vers le désespoir et la passivité. Les questions du passé comme le rôle de la religion dans la politique, du rôle de l’Etat dans l’économie ou de la justice sociale restent pertinentes et doivent continuer à faire partie du débat politique. Mais il faut aller bien au-delà et regarder l’avenir, le dessiner et faire adhérer la population à une transition vers ce monde nouveau. Ce sont des graines à semer dans le marasme actuel pour qu’elles puissent germer avec l’arrivée du printemps.
Mustapha Kamel Nabli
Est un universitaire, économiste et homme politique tunisien.
Il occupe le poste de ministre du Plan et du Développement régional de 1990 à 1995 et celui du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie de 2011 à 2012.
Professeur agrégé en sciences économiques dès 1980, il occupe plusieurs responsabilités au sein de l'université de Tunis, où il enseigne pendant de nombreuses années. Membre expert auprès de plusieurs institutions, notamment la Communauté économique européenne et la Ligue arabe, il dirige durant la fin des années 1990 la section Moyen-Orient-Afrique du Nord à la Banque mondiale.
En 2014, il présente sa candidature à l'élection présidentielle en tant qu'indépendant avant de se retirer le 17 novembre, obtenant finalement 0,21 % des voix.
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